Tangled Thoughts Of Leaving – Oscillating Forest

Elle courait. Le plus vite possible, à grandes enjambées, les plus larges que son corps pouvait le permettre. Elle courait comme si sa vie en dépendait. En réalité, c’était le cas, mais son cerveau n’arrivait toujours pas à assimiler cette information improbable découverte il y a encore quelques heures.

À son réveil ce matin-là, s’affairant pour aller travailler, la radio de la salle de bain avait coupé son élan. Le monde avait entamé sa dislocation. Et pas de n’importe quelle manière. Le monde vert s’écroulait littéralement sur lui-même. Forêts, bois, fleurs, champs. Arbres, prairies, clairières. Feuilles, champignons, lichens. Tout se désintégrait, molécule par molécule, atome par atome, jusqu’à ne laisser qu’une traînée noirâtre, s’étendant, par endroits, sur des milliers de kilomètres. L’Amazonie rasée de la carte en quelques heures, réduite en cendres avec tout ce qui s’y trouvait. Animaux et êtres humains pris dans le passage de ce cyclone avaient été absorbés dans le néant.

Le phénomène était mondial, toutes les chaînes de télévision se ruant pour obtenir des images spectaculaires vues du ciel et s’interrogeant, plutôt spéculant, sur l’origine de cet événement. La seule chose qu’ils furent capables, d’un commun accord, de faire, fut de nommer la fin de toute nature verte : l’Oscillation. En effet, il semblait que les arbres se dissolvaient en tournant sur eux-mêmes de plus en plus vite, effectuant un mouvement de balancier avant d’être réduits à l’état de poussière. Tant la vitesse dépassait l’entendement. Personne n’osait s’en approcher ni les toucher.

Pas une seule nation n’avait décelé la catastrophe en approche, les scientifiques restaient hagards alors que pourtant, ils étaient les mieux placés pour lancer les alertes en « temps normaux ». Mardi matin, les temps normaux furent interrompus. Des temps normaux, d’ici ce mardi soir, il n’y en aurait plus. À la vitesse de propagation de l’Oscillation, la fin du monde vert était estimée à 21h48 en Australie du Sud-Est. Qu’adviendrait-il ensuite ? Les conclusions étaient unanimes. Plus de forêts, plus de photosynthèse, plus d’air, manque d’oxygène. Plus de terres cultivables, plus de blé, plus de farine : famine. Tant animale qu’humaine.

Constat sans appel. Pas de mercredi pour bon nombre d’humains à court terme. Pour toute vie à moyen terme. Annihilation totale programmable et annoncée dans les médias à 15h00 précises sur la Terre entière, tous fuseaux horaires confondus.

Elle s’était simplement assise devant la télé quelques minutes plus tard pour contempler les images dantesques retransmises en direct par des drones. Il n’y avait pas de fumée, juste d’immenses traînées noires qui consumaient les arbres et tout ce qui se trouvait autour. Toutes les nuances de vert s’effaçaient en direct à l’écran : pomme, émeraude, menthe, olive. Elle s’imaginait alors le carmin les remplacer. Le sang des suicidés en masse, incapables de faire face, des pillages tournant au bain de sang, des meurtres par vengeance, car il n’y aurait plus aucune justice dès mercredi matin.

Elle avait toujours eu une imagination débordante et n’avait jamais réellement cru en la bonté des hommes, encore moins en la fraternité à l’heure du grand rendez-vous, l’inévitable instant. Elle en avait la conviction, elle en observait désormais la certitude.

Après quelques heures à trop réfléchir sur comment partir, elle avait décidé de se rendre dans le bois où elle aimait aller s’aérer les neurones après le travail, en espérant qu’il soit toujours là. Son mobile n’avait cessé de sonner : sa sœur, certainement, ou ses parents, peut-être cet homme qu’elle avait pensé aimer un jour. Ou peut-être un quidam ayant composé un numéro au hasard. Elle ne le saurait jamais.

Elle abandonna sa maison, porte grande ouverte, comme une invitation à se servir de ses installations. Elle n’attendrait pas plus longtemps l’Oscillation. Elle irait à sa rencontre et la vivrait.

Elle fut heureuse de découvrir « son bois » encore vivant. Longeant le sentier principal avant de bifurquer pour rejoindre un endroit où elle aimait se terrer en cas de besoin extrême de solitude. Arrivée dans son antre, elle s’installa au centre de quatre chênes massifs en carré et se laissa dériver dans ses divagations. Une vie trop courte sur le point de l’extinction et, à la fois, la fierté d’être de ces élus qui assistent à l’Oscillation. La fin.

Pendant peut-être trois heures, elle resta assise, le regard vif au moindre mouvement, aux aguets du son qui annoncerait la vague. Du tremblement du sol. Ce ne fut aucun de ces trois éléments qui donna l’alerte.

Ce fut, d’une part, le manque soudain de brise. Le silence s’imposa. Comme dans une chambre sourde, elle put entendre son sang circuler dans ses veines et sentir ses poils s’hérisser.

D’autre part, ce furent les animaux, l’autre vecteur. Sangliers, cerfs, biches, souris, oiseaux et écureuils s’enfuyaient vers l’est sans se soucier de sa présence. Un renard faillit même la faucher dans sa course.

C’est juste là qu’elle la vit et comprit ce qu’était l’Oscillation. Un champignon au pied du chêne subitement se mit à balancer sur lui-même jusqu’à une vitesse imperceptible à l’œil. Au point d’entrer en combustion et de s’effondrer sur lui-même. Il ne resta qu’une fine couche de cendres froides sans fumée, comme éteinte depuis longtemps. Elle était si noire qu’on pensait à un trou dans le sol, donnant accès vers le noyau de la Terre.

En se redressant, elle vit au loin le même phénomène se produire, mais à plus grande échelle, emportant arbres, arbustes et buissons sur son passage. Une rafle noire dans le monde vert. Le rouge n’était pas prévu au programme.

À cet instant, alors que jusqu’à présent elle avait réussi à gérer ses émotions, l’effroi prit l’ascendant sur son esprit. Elle comprit que l’Oscillation était autre chose que la mort. Comme une punition astrale, un reset métaphysique qu’aucun être doué de pensée rationnelle ne pouvait assimiler. Elle n’avait aucun espoir d’en sortir, mais elle se mit à courir aussi vers l’est. La nature se vengeait en se suicidant par une accélération des particules atomiques. La nature préférait mourir.

Mais là fut l’erreur de l’humanité, qui ne voyait pas plus loin que son nombril et croyait tout ce qu’on lui disait. Croire la nature morte. Car la nature ne meurt pas. Elle se transforme et évolue vers quelque chose d’autre.

Alors elle courait. Le plus vite possible, à grandes enjambées, les plus larges que son corps pouvait le permettre. Elle courait comme si sa vie en dépendait, car elle voulait croire en un demain. Que la nature renaît toujours, même dans la désolation la plus totale. Combien de mauvaises herbes poussaient dans le béton ? Combien de bactéries naissaient et subsistaient envers et contre tout ?

Elle voulait faire partie de ce renouveau, du moins avoir sa chance, juste essayer. C’est pour cela qu’elle courait, espérant rejoindre une route en macadam. Elle aperçut un cerf s’osciller à sa droite, un bouleau en désintégration, un lièvre tomber en ruine.

Au loin, derrière elle, à chaque centimètre, naissait une mort et gagnait du terrain, se rapprochant d’elle plus vite que le temps. En sueur, en pleurs, en plaintes, elle donnait toutes ses forces malgré un point de côté atroce, sentait ses jambes défaillir et était sur le point d’abandonner.

C’est alors qu’elle aperçut un poteau électrique au loin, avec, de chaque côté, des câbles électriques s’étirant vers d’autres relais. Il y avait forcément une route.

L’ironie de la situation : elle allait peut-être s’en sortir grâce à la destruction méthodique de son environnement par l’Homme et son besoin de contrôle et de direction, de façonner son milieu à sa guise, à se prendre pour un dieu qui n’existe pas.

Encore une cinquantaine de mètres à parcourir. Elle trébucha mais parvint à se redresser, sa jambe en sang. Les quelques gouttes qui touchèrent le sol s’oscillèrent immédiatement, le sol devint « outrenoir » à quelques centimètres à peine de son corps. Une colonie de fourmis n’y résista pas malgré ses tentatives pour s’enfoncer le plus loin possible dans les couches boueuses.

Moins de vingt mètres, elle apercevait désormais l’asphalte. Ce fut lors des cinq derniers mètres que l’Oscillation s’attaqua à une branche morte sur laquelle elle posa son pied dans sa course pour sauter. Sa chaussure gauche entra en contact avec la cendre noire. Elle ne ressentit aucune douleur ni même une brève sensation.

La vibration d’une note de piano inversée s’insinua dans ses oreilles au moment où sa main droite frappa le grain du béton.

Pour s’effondrer en millions de pellicules opaques. À sa manière, elle participerait à la reconstruction de l’environnement.

– Tiph

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